to live or die trying?

Publié le par laurence

Suite à la lecture récente de plusieurs livres sur la Shoah, notamment les insoutenables Bienveillantes , j’en suis venue à réfléchir sur la problématique qui m’intrigue (et m’inquiète) le plus, celle du hasard ou plutôt de l’absence de lien entre culpabilité et châtiment dans la déportation et l’extermination des juifs.

La troisième génération d’écrivains juifs cherche d’ailleurs encore à comprendre, à travers le récit des épreuves des deux générations précédentes, pourquoi, pourquoi la foudre s’est soudain abattue sur un peuple qui n’avait rien demandé à personne.

 

Ce hasard de l’extermination (à travers lequel cependant rien n’est laissé au hasard sauf la donnée humaine) est ce qui me semble la caractéristique la plus perverse de cette sombre époque. Comment survit-on, en effet dans un camp où la mort est aléatoire, où aucune attitude (même abjecte) ne garantie la survie, où chaque jour écoule son quota de morts piochés dans la masse d’un peuple ? N’est-on pas obligé de vivre dans la peur permanente de la mort et, par là, d’être déjà plus mort que vif ?

 

La meilleure réponse que j’ai trouvée repose dans Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, le journal d’Etty Hillesum. Etty Hillesum a 25 ans quand commence la Seconde Guerre Mondiale, elle est intelligente, relativement lunatique enchaînant grands moments d’illuminations à la lecture de Rilke ou de Dostoïevski et ceux d’intense désespoir, mène une vie relativement décousue, croyante mais pas pratiquante, elle est juive. De 1941 à 1943, elle écrit un journal puis, suite à son départ au camp de Westerbork (Hollande), de nombreuses lettres à ses amis.

 

Lorsque les déportations massives commencèrent en Hollande en juillet 1942, le Conseil juif recruta pour la forme un grand nombre de nouveaux employés, fournissant ainsi une protection (toute temporaire) aux heureux élus. Etty ayant des amis au Conseil, y fut recrutée, mais, détestant sa position de privilégiée, Etty demanda aussitôt son transfert lorsque le Conseil décida de détacher une partie de son personnel au camp de Westerbork pour y assurer un service d’ « aide sociale aux populations en transit ». C’est donc en tant que fonctionnaire et non de déportée qu’elle arrive au camp de Westerbork, sorte de camp de transit regroupant les juifs de Hollande avant de les envoyer « travailler » en Pologne ou en Allemagne, mais c’est en tant qu’anonyme numéro parmi la masse des juifs qu’elle sera elle aussi déportée et mourra à Auschwitz.

 

Etty voit donc défiler pendant un an les trains de marchandises emmenant chaque semaine  vers les camps d’extermination un millier de ses compatriotes piochés presque au hasard à Westerbork, avant de faire partie elle-même d’un de ces convois. Elle a tout le loisir de réfléchir à l’absurdité et à l’atrocité de la situation, d’autant que ses propres parents transiteront par le camp et que, n’ayant pas à subir l’incertitude de la « liste du convoi » elle-même (elle est fonctionnaire du camp), elle la subira de plein fouet pour sa famille.

 

Dans le camp où la plupart de ses compatriotes passent leur temps à mourir par anticipation en attendant l’appel final, elle décide de vivre pleinement, elle choisi non pas de diminuer sa vie en attendant la mort, mais bien d’augmenter sa vie intérieure, attitude permise il me semble parce qu’elle a, au cours des trois années où elle rédige son journal puis ses lettres, découvert de manière intime, la présence de Dieu.

 

Attendant son départ pour Westerbork, et assistant à la déportation de nombreux amis, voici ce qu’elle écrit :

« Je vis chaque jour avec la conscience des terribles possibilités qui peuvent se réaliser à tout moment pour ma petite personne, et sont déjà devenus la réalité d’un grand, d’un trop grand nombre de gens. […] La valeur humaine présente ou non en moi ressortira de mon comportement dans cette situation entièrement nouvelle. Même si je n’y survis pas, ma façon de mourir apportera une réponse au « qui suis-je ?». Il n’est plus temps de se maintenir coûte que coûte en dehors d’une situation donnée, il s’agit plutôt de savoir comment on réagit à une toute nouvelle situation, comment on continue à vivre. Ce qu’il est juste que je fasse, je le ferais. »

 

Une fois dans le camp, ayant vu défiler les convois de la mort, ayant crus chaque jour qu’elle avait vu le pire et se trompant chaque jour, elle réitère :

«  Si nous ne sauvons des camps que notre peau et rien d’autre, ce sera trop peu. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais comment l’on reste en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles intuitions. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes irrévocablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes et dans nos cœurs un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteur de mûrissement, en substances d’où nous puissions extraire une signification, - cela signifie que notre génération n’est pas armée pour la vie.

Je sais, ce n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au sacrifice de tout le reste et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîme de notre détresse et de notre désespoir, ce sera trop peu. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront répandre la clarté autour d’elles et, par delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincères de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leurs cours pourraient peut-être refaire un prudent pas en avant ?

C’est pourquoi cela m’a paru un si grave danger d’entendre répéter constamment autour de moi : « Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, le mieux est de nous cuirasser contre toutes détresse. »»

 

Voilà ce qu’avait choisi d’opposer Etty au hasard. Une vie non pas absente de sentiments, ni de pitié, ni de peur, mais un choix du sens à donner à sa mort éventuelle. Pour décrire ce que certains appelleraient une sublimation de l’épreuve (mais je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment de cela), on pourrait citer Paula Becker-Moderson (1876-1907), artiste peintre allemande dont les lettres et carnets intimes ont été publiés en 1917 par Sophie Gallwitz :

« Elle avait dans le sang cette grande absence d’exigences face à la vie, qui n’existe qu’en apparence et n’est en réalité rien d’autre que l’expression authentiquement mûrie d’exigence supérieures : le mépris de toute valeur extérieure, qui naît de la sensation inconsciente de sa propre plénitude et d’une félicité intérieure mystérieuse, impossible à élucider totalement. »

 

Face à une situation similaire, je ne sais pas comment j’agirais moi-même, mais je sais désormais comment j’aimerais agir.

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C
Je dirai même plus : Brodeck est  le seul vrai courageux du livre...Allez lire Kanon (chez Pocket), comme qui dirait "ça pose question !"
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M
je suis d'accord avec toi.Etty dit qu'il n'est pas en dessous de la dignité humaine de souffrir, mais que l'on peut souffrir avec ou sans dignité.Brodeck ne se dérobe pas et continue à aimer, sans doute l'origine de la dignité qui émane de son personnage.Etty a intégré à sa vie,l'éventualité de la mort .Cela lui donne une grande liberté intérieure et lui permet de continuer à trouver la vie belle et riche de sens, et de s'agenouiller devant Dieu qu'elle a découvert et qui ne peut être l'auteur de ce mal qui est le seul fait des hommes. Hommes qu'elle se refuse par ailleurs à haïr; Mal qui la pousse à essayer d'être meilleure.C'est édifiant, surtout, que comme elle le dit elle-même, elle ne tarda pas à être placée devant les dernières conséquences de ses principes!
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L
Intéressant, je l'achète et je reviens.Quant au rapport de Brodeck, il me semble que Brodeck n'est pas un lâche. Etty Hillesum, et c'est un point qu'elle aborde, n'a pas de mari et pas d'enfant, et, bien que sa famille soit menacée elle est tout de même relativement libre.Brodeck lui, tient et fait n'importe quoi non par lâcheté (j'imagine qu'à un moment il est presque plus facile de se laisser mourir que de survivre) dans l'espoir de retrouver son grand amour. Il ne se fait d'ailleurs pas avoir deux fois dans le rôle du bouc émissaire puisqu'il quittte le village emportant avec lui ceux qu'il aime.
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C
Bien aimé aussi Brodek mais en ce moment je suis plus fasinée par les allemends : Bruno a deux fournisseurs allemands qui refusent d'aavoir des enfants, l'un est végétarien et bizarre et l'autre bizarre aussi...je lis "l'ami allemand" de Kanon,  l'avez vous lu ? descriptions de Berlin bombardé, les journalistes en perdent leurs mots...
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M
Brodeck (le rapport de Brodek de Philippe Claudel) a survécu au camp dans l'espoir de retrouver sa femme:en se transformant en gentil toutou à son maître! pendant des mois il a accepté de marcher à quatre pattes tenu en laisse par un garde que cela amusait, dormant dans la niche et lapant sa soupe dans une écuelle. Quand il est rentré sa femme multiviolée ne cessait de fredonner la même rengaine le regard perdu dans le vague et un enfant était là qui n'était pas le sien; ceux de son village le regardaient avec suspiscion justement parce qu'il était rentré; et il a continué à vivre dans son village prenant soin de sa femme et de cet enfant, humilié par les siens.Est ce de l'héroïsme, de la servilité ou....?
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